La première leçon de Louis Armstrong

Cette courte bande dessinée est parue dans le numéro de mars 1931 de la revue britannique Melody Maker.

Rappelons pour mémoire que le Melody Maker fondé en 1926 et publié jusqu’en 2000, fut la première revue de jazz au monde, bien avant Jazz Hot dont le premier numéro sortit en 1935.

Cette BD précède de quelques mois la première tournée européenne de Louis Armstrong.

A cette époque le trompettiste s’était taillé une réputation internationale non pas tant pour son exceptionnel génie mélodique et rythmique que par ses prouesses instrumentales et son aisance impressionnante à monter dans le registre aigu de la trompette (contre fa ou contre sol à une époque où la plupart des trompettistes ne dépassaient pas généralement le contre ut).

Il jouait encore à cette époque sur un modèle classique de l’instrument et ce n’est que l’année suivante en 1932 qu’il se mit à utiliser une trompette « balanced action » ou « équilibrée » dont les pistons sont placés plus loin de l’embouchure. Cet instrument auquel il resta fidèle toute sa carrière lui fut offert par le représentant new-yorkais de la maison Selmer.

 

Clichés et stéréotypes raciaux

Pour qui n’est pas habitué à la représentation des noirs au cinéma et dans les comics de cette époque, cette bande dessinée est particulièrement choquante. Elle n’est pourtant pas plus déplaisante que la façon dont Hergé à la même époque représente les Africains dans Tintin au Congo, et témoigne même d’un désir inconscient de « respectabiliser » le milieu social d’où provenait le jeune Louis. Pourvu d’un père et d’une mère aimants, attentifs à son équilibre et son bien-être, l’enfant est certes issu d’un milieu pauvre (le landau rapiécé) mais loin de l’extrême dénuement que connu le musicien dans son enfance.

James Lincoln Collier rappelle dans son ouvrage Louis Armstrong (Michael Joseph, London, 1984) ce que fut l’entourage familial du grand trompettiste à sa naissance :

« A l’époque de la naissance de Louis Armstrong, son père Willie Armstrong disparut pour aller vivre avec une autre femme et fonder une nouvelle famille … Sa mère Mayann s’installa dans Perdido Street … au moment où les prostituées noires furent contraintes d’exercer leurs activités dans ce quartier et on peut difficilement échapper à la conclusion qu’elle se livra à cette activité … Louis pendant les premières années de sa vie fut pratiquement élevé uniquement par sa grand-mère. »

Nous sommes donc bien loin du tableau familial idyllique brossé par le dessinateur. A sa décharge il faut rappeler qu’on ne savait à cette époque à peu près rien des premières années du musicien.

La seconde distorsion majeure touche bien sur cette fameuse première leçon : On sait par le témoignage de Louis Armstrong lui-même que c’est un certain monsieur Davis qui devait lui enseigner les rudiments de l’instrument dans la « maison de correction » où le jeune Louis avait été enfermé pour avoir tiré un coup de feu en l’air lors de la Saint Sylvestre :

« Un jour les parents du jeune clairon qui avaient obtenu sa libération sont venus le chercher pour le ramener à la maison. Dès qu’il fut parti monsieur Davis me donna sa place. Je pris tout de suite le clairon pour l’astiquer. Le type d’avant ne l’avait jamais fait briller et le cuivre était sale et verdâtre. Les copains me firent une ovation quand ils découvrirent le bel instrument rutilant au lieu de l’ancien sale et terne.

J’étais très fier d’avoir été choisi comme clairon. Je me tenais bien droit en portant nonchalamment l’instrument à mes lèvres et je jouais de belles mélodies pleines de douceur. Tout l’établissement semblait changer. Comme il était content de ma sonorité monsieur Davis me donna un cornet et m’appris à jouer Home, Sweet Home. J’étais au septième ciel. Sauf si je rêvais, j’avais réalisé mon rêve.

Tous les jours je travaillais soigneusement les exercices que me donnait M. Davis. J’étais devenu tellement bon au cornet qu’un jour M. Davis me dit : « Louis je vais te nommer chef d’orchestre. »

En fait celui qui l’initia à la trompette jazz quelques années plus tard fut Joe « King » Oliver dont Armstrong parle en ces termes dans son autobiographie : « Mon héros à cette époque était le vieux Joe Oliver. C’était mon ami, mon maître, mon inspiration et un grand créateur. » (3)

En fait il est amusant de constater qu’en dépit de son caractère hautement fantaisiste, la BD n’est après tout pas si éloignée de la réalité, le jeune Louis rêvait bien de devenir trompettiste !

D’autre part il n’est pas inutile de rappeler que dans la Grèce antique on utilisait un instrument considéré comme l’ancêtre de la trompette le salpinx dont la pratique tournait autour de trois types d’épreuves musicales. La première testait le son le plus fort (celui qui produisait le plus de décibels), la seconde le son portant le plus loin et la troisième le son le plus aigu.

Nous sommes là en plein dans la mythologie armstrongienne telle qu’elle se construisait dans les années vingt, et dont l’ouvrage Hear me talkin’to ya rapporte quelques exemples.

N.B. : la note qui figure sur la portée est le do deux octaves au-dessus du do moyen (contre ut)

 

Traduction des dialogues de la BD :

C’est sûr maman que le petit va être un homme célèbre quand il sera grand !

La ferme papa, je vais jouer de la trompette.

S’il faut que tu aies une trompette, Louis –eh bien tu l’auras !

Regarde Louis –c’est la note la plus grave sur l’instrument !

Ces dialogues en anglais dans la BD appellent quelques remarques.
L’utilisation à des fins réalistes du « black English » répond incontestablement à un besoin de retranscrire une réalité que tout le monde connaît et qui n’a en soi rien de répréhensible. John Ford agissait de la sorte dans ses films mettant en scène des Irlandais et leur faisait parler un anglais censé correspondre à celui de leur groupe ethnique. Le seul petit bémol c’est qu’associé à une représentation caricaturale du physique des afro-américains cette utilisation du black English ne peut que renforcer les stéréotypes sur ce groupe humain.

Jean-Jacques Sadoux