Paul Gonsalves sur la route

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Pièce en un acte d’Arthur M. Luby

2016

Prologue

Une pièce vide avec un micro. On entend immédiatement une évocation au piano de « In a Sentimental Mood ». Paul Gonsalves s’avance le saxo ténor à la main. Il a son costume de scène mais sans cravate et le bouton du haut de sa chemise est défait. Il titube sous l’effet de l’ivresse et a beaucoup de peine à conserver un maintien approprié. Après quelques mesures on entend la voix d’un Duke Ellington invisible.

Ellington : Mesdames et messieurs vous pouvez remarquer que Paul Gonsalves n’a pas de cravate ce soir. Voyez vous alors que j’ai le privilège d’être invité à la semaine de Duke Ellington à l’université de Madison dans le Wisconsin, Paul lui aussi a des amis dans cette charmante cité et ils ont très certainement débuté une soirée Paul Gonsalves quand nous sommes arrivés. Et mesdames et messieurs je subodore qu’à la fin d’une réunion passablement arrosée entouré de ses amis, Paul leur a offert en souvenir si vous voulez des bouts de ses vêtements. D’où l’absence de cravate. (Paul ricane et fronce les sourcils à cette blague d’initiés). Mais Paul veut que vous sachiez que même sans cravate il vous aime tous lui aussi follement. Et pour vous montrer son affection je vais lui demander de prendre place maintenant comme violoniste itinérant et vous demander à tous d’imaginer que vous êtes dans un des grands restaurants du monde et que le saxophone de Paul est en réalité un violon et qu’il descend de la scène pour jouer bien sur In a Sentimental Mood.

Ellington plaque les premiers accords de « In a Sentimental Mood ». Paul s’éponge le front de son mouchoir, et comme le veut le rituel, il joue en parcourant la scène de long en large. Il joue d’abord doucement, mais son jeu gagne en intensité pendant qu’il déambule et la ligne mélodique apparait nettement. Malheureusement, comme il se dirige vers l’escalier qui descend vers le public, il perd l’équilibre et se retrouve étendu de tout son long sur la scène parvenant néanmoins à protéger son saxophone de tout dommage.

L’orchestre cesse de jouer tandis que Mercer Ellington traverse la scène pour aider Paul à se remettre sur ses pieds. Comme Ellington fait signe au bassiste et au batteur de reprendre l’accompagnement, Paul se remet à jouer. Malheureusement il joue les premières mesures d’ Avalon au lieu de In a Sentimental Mood et Ellington fait signe à l’orchestre d’arrêter.


Scène 1

Ellington : Mesdames et messieurs, donnez nous quelques minutes. Il semble que notre section des saxophones ait besoin d’une petite révision.

Ellington fait signe à l’orchestre de quitter la scène puis il sort en laissant Paul seul.

Première scène

La scène est plongée dans la pénombre, mais les silhouettes de Gonsalves assis sur une chaise pliante la tête baissée et tenant son saxophone et celles de Duke et de Mercer sont bien visibles.

Ellington : Je ne tolérerai plus cela. Un magnifique décor et une salle comble …gâchés. Cela aurait du être une grande soirée pour notre orchestre au lieu d’une source d’embarras … à cause de toi.

Mercer : Papa !

Ellington : Ne m’interromps pas. Combien de fois me faudra-t-il encore supporter tout cela ? Quand est ce que je pourrai prendre la route sans craindre qu’on te retrouve suspendu dans la penderie d’une chambre d’hôtel avec tes habits … qu’on puisse donner un concert sans que je sois obligé de vérifier que tu n’es pas tombé de ta chaise ?

Mercer : C’est une maladie Papa.

Ellington : Mais je l’ai envoyé à l’hôpital pour se faire soigner et j’ai payé tous les frais.

Paul : Ah Duke la pire chose que tu m’aies jamais faite ça était de me mettre en cage dans cet hôpital. On ne me laissait même pas jouer de mon saxophone.

Mercer : Ils essayaient de t’aider Paul. Tu ne leur a pas parlé ?

Paul : de quoi ?

Mercer : de tes problèmes … tes préoccupations.

Paul : Quelles préoccupations ?

Ellington et Mercer se regardent, et Mercer hoche la tête.

Ellington : Je ne sais pas pourquoi je me suis inquiété.

Paul : De quoi est ce qu’on pouvait parler Duke ? Il n’y en avait pas un qui connaissait la musique … chaque fois que j’adressais la parole à un de ces médecins tout ce qui me venait à l’esprit c’est « j’ai besoin de boire un coup ».

Ellington : Ce dont tu as besoin c’est d’une cravate… Tu sais ce qui me dérange le plus ; … Ce n’est pas toi, parce que je refuse de me faire encore du souci pour toi. Ce qui me gène beaucoup c’est qu’il y avait plein de jeunes musiciens dans la salle, espérant être inspirés. (s’adressant à Mercer) Ce dont ils vont se souvenir de cette soirée ce ne sera pas notre musique , ce sera sa stupidité.

Mercer : Ils se souviendront du solo sur Happy Go Lucky Local après que tu aies demandé cette interruption.

Ellington : C’était bâclé … quand il prend de longs solos il vit sur sa réputation, il ne joue pas … Ce dont ils se rappelleront c’est qu’il a failli tomber sur les spectateurs … puis s’est relevé pour jouer … Qu’est ce que c’était déjà ? …Annie Laurie.

Mercer : C’était Avalon.

Ellington : Avalon, Annie Laurie … Ce sont des thèmes de Lucenford. On ne les a pas au répertoire … Pourquoi est ce que tu le défends ?

Mercer : Parce que bâclé ou pas il joue mieux les ballades que n’importe qui d’autre dans l’orchestre. C’est toujours une vedette et ça depuis Newport … nous avons perdus beaucoup d’hommes et il ne nous reste plus beaucoup de stars..

Ellington : réfléchit le temps d’une mesure puis secoue la tête. Non, non …cela fait 16 ans que les gens me parlent sans arrêt de Newport . Nous sommes en 1972 et je suis sur les routes depuis cinquante ans. Je me fiche pas mal de Newport maintenant. Je ne veux plus en entendre parler. Rentre chez toi Paul, je ne veux plus que tu sois un sujet d’embarras pour l’orchestre. S’adressant à Mercer : Prend le téléphone et trouves moi quelqu’un d’autre pour demain soir.

Ellington commence à partir, puis se retourne. Il regarde Paul d’un air méprisant, toujours profondément exaspéré, lui donne un coup sur le sommet de la tête et s’en va.

Paul : se frotte la tête brièvement avant de parler. Ouah Duke …tu n’y vas pas de main morte !

Mercer : Attend un peu ? Ça va ?

Paul : en se frottant toujours le crane, il m’a frappé sur la tête.

Mercer : c’est vrai.

Paul : Est-ce qu’il m’a viré ?

Mercer : Tu es un peu dur de la comprenette ce soir mon gars … Si on ne peut peux pas compter sur toi pour être à ton poste quand Duke donne le départ et pour te lever et jouer quand il te le demande, alors on n’a pas besoin de toi… et je ne pense pas pouvoir te tirer d’affaire cette fois.

Paul : il lève son saxophone et secoue la tête. Depuis le jour où j’ai vu quelqu’un souffler dans cet instrument, j’ai pensé qu’en jouer pour gagner sa vie était la meilleure chose qu’on pouvait faire… C’est la seule chose que j’ai jamais voulu faire … Aussi je viens ici pour jouer quelque chose de beau et je me retrouve frappé sur la tête.

Mercer : en soupirant Ça a été une sale soirée.

Paul : il faut que je me ressaisisse … je suis censé à parler à ces jeunes demain.

Mercer : Je ne pense pas que tu doives t’inquiéter Paul, tu ne joues plus avec l’orchestre désormais.

Paul : Alors avec qui je joue ?

Mercer n’a pas la réponse. Paul se lève et commence à s’éloigner.

Mercer : Où est ce que tu vas ?

Paul : Faire un tour.

Mercer : Tu n’as pas besoin d’aller quelque part sauf à ton hôtel jusqu’à ce que je trouve quoi faire de toi.

Paul : Je n’ai pas envie de rester assis seul dans ma chambre… Mon saxophone et moi nous allons aller faire un petit tour.

Paul sort


Scène 2

Paul recommence à jouer « Avalon » de la main droite tout en tenant une bouteille d’alcool de la gauche. Il titube en essayant de marcher avec décontraction et s’effondre sur un banc qui a été placé sur la scène derrière lui pendant une transition de scène. Il cesse de jouer et secoue la tête.

Paul : s’adressant à lui-même personne d’autre dans cet orchestre n’est obligé de marcher et jouer en même temps … Il lève les yeux Essaie de faire ça de temps en temps Duke, et vois si tu peux garder la mélodie et ne jamais te prendre les pieds et tout gâcher… il se redresse et joue les premières notes d’ « Avalon » à la manière d’un débutant. Un homme plus âgé portant un costume d’avant guerre et une cravate entre.

Le commerçant : eh dites donc … vous n’avez pas le droit de jouer de cet instrument si vous ne me demandez pas la permission.

Paul : debout J’étais simplement assis sur un présentoir dans la vitrine.

Le commerçant : vous vous imaginez que quelqu’un va acheter cet instrument quand vous aurez bavé partout sur le bec ?

Paul : avec hésitation combien il coûte ?

Le commerçant en lui enlevant le saxophone cinquante dollars.

Paul : c’est beaucoup d’argent.

Le commerçant : Pas pour un saxophone. Vous ne trouverez pas moins cher.

Paul : je sais, mais je n’ai pas l’argent.

Le commerçant : Non, je pense que tu n’as jamais vu cinquante dollars. Est-ce que tu sais en jouer ?

Paul : juste ce qu’on m’a appris en classe d’orchestre. Je joue ce que l’école me laisse essayer.

Le commerçant : Tu sais lire la musique ?

Paul : Oui monsieur. Mon père m’a appris à la guitare. C’est le seul instrument qu’on ait à la maison. Vous savez jouer de celui là ?

Le commerçant : Bien sur. C’est mon saxophone, du moins jusqu’à ce que je le vende… Il y a des gens qui méprisent le saxophone, mais pour moi c’est le roi des instruments à vent.

Paul : Si j’avais cet instrument je ne m’en séparerais pour rien au monde.

Le commerçant : Vraiment ? Eh bien laisse moi te dire quelque chose jeune homme, souffler dans cet instrument et en faire son gagne pain ce n’est pas la même chose.

Paul : Est-ce que vous en jouiez pour les gens ?

Le commerçant : autrefois oui, je le faisais vraiment. Je travaillais avec un petit orchestre associatif à New Bedford, on jouait pour les mariages et les bals. Je chantais aussi …des chansons sentimentales tu vois … parce que c’est ce que les gens aux mariages et dans les clubs de retraités veulent. J’essaie de me rappeler les paroles d’une chanson … « J’ai trouvé celle que j’aimais à Avalon … de l’autre côté de la baie … j’ai abandonné mon amour à Avalon et suis parti en bateau … »

Paul : Je connais cette chanson, c’est ce que j’essayais de jouer.

Le commerçant : Tout le monde connait cette chanson. Jolson la chantait.

Paul : Mon frère et moi on est allé écouter Luncenford au dancing de Rhodes. Le rideau s’est levé…avec l’orchestre et un projecteur sur Willie Smith en train de jouer ce morceau, mais pas comme vous le chantez.

Le commerçant : comment il le jouait ?

Il tend le saxophone à Paul qui fait des gammes.

Le commerçant : je ne reconnais pas la mélodie jeune homme.

Paul : Je sais, je suis juste en train de me chauffer.

Paul commence à jouer les premières mesures d’ Avalon comme le commerçant les a chanté, mais sur un tempo plus enlevé. Après le premier chorus il tente plusieurs changements harmoniques mais il se perd et ne peux revenir à la mélodie. Il s’arrête.

Le commerçant : Tu as un peu dépassé tes compétences mon fils.

Paul : Ah oui.

Le commerçant : Bon, eh bien si tu m’amènes ta mère ou ton père nous pourrons discuter du paiement. Pourquoi n’essaies tu pas encore ce morceau plus lentement. Et reste dans la même tonalité.

Paul rejoue le premier chorus d’Avalon en s’appliquant davantage cette fois et dans le même tempo que le type l’avait chanté. Son jeu est propre et vigoureux.

Le commerçant : Eh bien je crois que nous avons peut être un interprète maintenant. Il se met à chanter pendant que Paul reprend à « I dream of her in Avalon … »

Le commerçant s’éloigne et Paul se rassied sur le banc et continue à jouer pendant un moment. Un homme âgé entre sur scène et s’approche de Paul. Paul lève les yeux vers lui.

Giuseppe : Un léger accent italien Qu’est ce que tu fais à l’aria de Mr Puccini ? Encore du jazz … et au saxophone. Je t’ai appris la clarinette avec le saxophone pour une seule raison. Il faut que tu sois capable de jouer des deux … tu sais Mr Goodman jouait ce morceau à la clarinette avec une grande maîtrise.

Paul : Je l’ai entendu. C’était bien …Il prend le saxophone C’était bien, mais ça n’a pas la profondeur que quand on le joue sur ce …

Giuseppe : cet instrument bâtard.

Paul : brandissant l’instrument Giuseppe ça fait trois ans que tu m’apprends le saxophone et maintenant tu me dis que c’est un mauvais instrument.

Giuseppe : pas mauvais, bâtard. Le saxophone n’a que cinquante ans. Les grandes symphonies ont été écrites avant son invention donc il n’a aucune place dans la musique … Il possède une anche et un jeu de clefs, donc je peux te l’apprendre, mais la section des anches d’un orchestre symphonique peut assurer une saison complète sans que quelqu’un doive jouer du saxophone. On joue de la clarinette à tous les concerts, avec elle tu as toujours ta place. Et dans un orchestre symphonique tu as toujours un foyer et où jouer.

Paul : Tous les orchestres de jazz ont des sections de saxophone. On joue du saxophone tous les soirs sur tous les morceaux.

Giuseppe : La musique de jazz est une musique pour la route … elle n’a pas de foyer … C’est ce que j’ai compris. Et la vie sur la route est très dure et solitaire. J’ai appris ça quand je suis arrivé ici avant qu’il ne devienne mon pays … Tu sais j’admire Mr Ellington … et je pense que c’est un grand musicien. Et j’ai même appris à suivre votre Mr Hawkins et votre Mr Webster, mais les solos c’est comme voyager le long d’une longue route sombre. Je suis chaque pas mais je ne sais pas où l’on m’emmène.

Paul : Mais c’est comme ça que je veux jouer.

Giuseppe : Paul, tu es mon élève le plus doué … Je t’ai appris comment respirer, comment utiliser le doigté et tout ce dont tu as besoin sur le plan technique. Je peux même transcrire les solos que tu aimes, mais je ne peux pas t’apprendre à phraser ta musique. Ça peut être beau, parce que la musique jouée par des gens qui ont du talent c’est une belle chose. Mais la façon de phraser ça vient de la rue, ça vient d’une vie que je n’ai jamais vécue …d’un territoire que je ne connais pas.

Paul : Je connais le territoire et je me charge du phrasé. Il y a encore un solo dans un disque pour lequel j’ai besoin de votre aide.

Giuseppe : Met le sur le phono, je vais te le transcrire.

On entend un riff de piano d’Ellington dans Sepia Panorama et Giuseppe s’en va. Paul commence à jouer un riff mal assuré basé sur le solo de Ben Webster sur ce morceau, mais comme il progresse avec les changements harmoniques son jeu gagne en aisance et intensité. Un jeune Duke Ellington apparaît.

Ellington : Bon dieu ils avaient raison, tu sonnes comme Ben Webster.

Paul : je connais tout ce qu’il joue.

Ellington : Dis donc comment y es tu arrivé ?

Paul : J’ai écouté vos disques Duke …et j’ai convaincu mon prof de me relever les solos de Webster … ça fait des années que je les joue.

Ellington : Eh bien mon petit, si tu t’es donné tout ce mal il faut que tu viennes demain à mon bureau pour signer un contrat. Nous cherchons quelqu’un comme toi.

Paul : embarrassé Formidable Duke … Duke est ce que vous pensez que vous pouvez me donner une petite avance. J’ai à peine assez pour me payer un taxi pour rentrer à mon appartement.

Ellington : A qui on l’on a déjà fait Tu sais Paul d’habitude on ne paie pas les musiciens jusqu’à ce qu’ils jouent pour nous … il sort quelques billets, tiens voila cinquante dollars. Si tu te pointes à l’heure demain et commence à jouer pour nous je considérerai cela comme une prime.

Paul : Merci Duke … A quelle heure ?

Ellington : Disons onze heures. Je vais t’écrire l’adresse.

Paul : Je sais où sont tes bureaux Duke, là haut dans Harlem, je peux y aller à pied de chez moi … J’ai même pas besoin de me soucier de la ligne A.

Paul reprend le solo de Webster tandis que Duke approuve de la tête. Ellington disparaît et Paul se rassoit sur le banc se rendant compte de là où il est. Il repose son saxophone et boit à la bouteille la tête rejetée en arrière. La scène s’assombrit et on entend une voix.

Etudiant : Eh mon gars ça va ?

Un étudiant de l’université en sweat shirt à cagoule s’approche de Paul.

Paul : vient de somnoler. Ça va.

Etudiant : C’est deux heures passées … vous ne devriez pas traîner là. La police pense que tous ceux qui sont dehors après une heure du matin font du trafic de drogue.

Paul : Pas moi. Ce truc la c’est dangereux.

Etudiant : Eh vous êtes un des musiciens …Vous êtes Paul Gonsalves. On a parlé de vous en classe la semaine dernière …Geoffrey notre prof a passé l’album de Newport. Un peu pour nous chauffer pour la semaine qui vient … Bon dieu qu’est ce que je donnerais pour participer à un concert comme celui de l’album. Rien qu’un tube comme ça et votre réputation est faite.

Paul : ça ne se passe pas comme ça vous savez. Est ce que vous êtes allé au concert ce soir ?

Etudiant : Non, c’était complet. Ils ne gardent pas de billets pour les étudiants. Je trouve ça plutôt injuste.

Paul : En tout cas ce n’était pas un de mes bons soirs. Est-ce que vous jouez d’un instrument ?

Etudiant : J’étudie les percussions et je joue pour un petit orchestre de rythm and blues. Nous essayons de jouer du jazz quand nous pouvons , mais les gens n’en demandent pas. Les clients pensent que ce n’est pas de la musique de dance.

Paul : C’est à quoi ça servait autrefois. Vous savez j’ai un fils qui fait la même chose que vous, il est batteur dans un groupe de funk à Detroit.

Etudiant : Nous pouvons jouer du Funk. Il faut être capable de tout faire pour trouver des engagements payants. .. Ce n’est pas facile de vivre de sa musique.

Paul : Ça ne l’a jamais été.

Etudiant : Est-ce que votre fils est un vrai musicien ?

Paul : Il réfléchit rapidement puis avec assurance : oui absolument. Je l’ai vu au travail pour la première fois il y a quelques mois. Il est bon …meilleur que ce qu’il croit.

Etudiant : Il se fait tard. J’ai cours demain matin …vous avez besoin d’un endroit où passer la nuit ?

Paul : Non j’ai déjà passé une nuit à l’hôtel, j’ai une chambre en bas de la rue.

Etudiant : soufflant dans ses mains. Il fait frisquet içi, vous feriez bien de rentrer.

Paul :c’est ce que je vais faire.

Paul joue plusieurs mesures de « Chelsea Bridge », la scène s’estompe et le jeune homme assis sur un banc de bois de l’autre côté de la scène est éclairé par des lumières. Il est agité et sort deux baguettes de batterie et frappe un motif rythmique funk sur le banc, mais il cesse de s’y intéresser et passe à passe à un motif swing. Paul traverse la scène pour venir s’asseoir à côté de lui.

Renell : qu’est ce que tu fais là ?

Paul : Tu as battu un rythme intéressant ce soir.

Renell : Tout simple. Juste funk …ba bump, ba bump. Les gens aiment bien ça. Mais parfois j’essaie d’ajouter un peu de couleur avec les cymbales ou des roulements pour voir si quelqu’un remarque.

Paul : J’ai entendu. Tu as toujours aimé essayer des rythmes différents et te servir de tout le matériel. Quand tu étais petit je t’ai emmené au Blue Note à Chicago et Sam Woodyard t’a montré comment établir une figure ride et faire grésille la grande cymbale. Il a dit que tu étais naturellement doué.

Renell : Je ne m’en souviens pas.

Paul : Moi si, nous avons tous adoré ça.

Renell : Tu as changé. Tu ne ressembles plus aux photos des albums. Et tu ne m’as pas appelé par mon nom. Est-ce que tu te souviens même de mon nom ?

Paul : Bien sur Renell c’est moi qui t’ai donné ce nom.

Renell : Maman dit que c’est elle qui me l’a donné.

Paul : Peut être que c’est elle. C’est un joli nom.

Renell lève les yeux et et regarde son père brièvement

Renell : Comment m’as-tu trouvé ?

Paul : Je n’ai pas cherché à te revoir à tout prix.

Renell : Ça je n’en doute pas.

Paul : Mercer a vu une pub pour un groupe juste après qu’on arrive à Detroit. Je suis venu traîner par là les trois dernières soirées après qu’on a eu fini. Nous sommes juste à deux rues de là.

Renell : Je sais …au théâtre Michigan.

Paul : Est-ce que tu es venu nous voir ?

Renell : Dix dollars le couvert et un minimum de deux boissons ! C’est lourd pour moi mon vieux.

Paul : Tu aurais du m’appeler, je me serai occupé de ça.

Renell : et où j’étais censé te trouver ?

Paul soupire et acquiesce Qu’est ce que tu fais à Detroit ? Tu devrais être à New York, c’est là qu’un musicien se fait un nom.

Renell : Un musicien de jazz oui, mais je ne joue pas de jazz. C’est une ville où il est facile de s’intégrer, j’y ai grandi, les gens me connaissent.

Paul : j’ai appris que ta mère était à New York.

Renell : C’est la ville où une danseuse se fait connaître. Elle s’y est installée après que j’aille à l’université.

Paul : Tu es allé à l’université ?

Renell : au Tennessee … avec une bourse pour orchestre.

Paul : Tu sais j’ai eu un jour la possibilité d’aller à la fac.

Renell : ah bon ?

Paul : à l’école de design de Rhode Island. Mais j’ai eu une proposition pour jouer avec l’orchestre de Phil Edmond. .. Est-ce que tu as eu ton diplôme ?

Renell : oui

Paul : il grimace C’est formidable.

Renell : tu n’en avais pas entendu parler ?

Paul : embarrassé Comment est ce que j’aurais pu savoir ?

Renell : en écrivant ou téléphonant … comme le font la plupart des gens … sauf toi et moi.

Paul : je t’ai écrit.

Renell : ouais … j’ai reçu une carte postale de Bagdad en 1959 et une autre de Londres en 1965. Et ce n’était pas la même écriture. On est seulement en 1972 donc tu as encore sept ans avant de m’en envoyer une autre. Comme ça j’aurai une lettre de toi pour chaque décade de ma vie.

Paul : Tu sais Bagdad était une ville incroyable. On a toujours joué devant des salles combles et dans chaque spectacle on me demandait de jouer en solo… Duke disait que c’était par ce qu’il y avait quelque chose d’oriental dans mon jeu…et il n’y a pas un endroit comme Londres. Tu quittes le gris, le climat humide et les couleurs et la chaleur de la salle te sautent à la figure dès que tu entres en scène… et ça te donne l’envie de souffler à t’en sortir les tripes … J’espère qu’un jour tu auras la possibilité de jouer à Londres.

Renell : soupire et secoue la tête C’est tout pour Duke et son orchestre …il n’y a personne d’autre n’est ce pas ? Pas moi, pas maman … pas tes autres gosses ou tes autres épouses.

Paul : Je ne me suis marié qu’une seule fois.

Renell : alors autre épouse.

Paul : il se rapproche de Renell Rien d’autre ne compte quand je joue … parce qu’il faut vivre sa musique. Mais quand je ne suis plus sur scène et que je prends la route il semble qu’il n’y ait plus rien … rien si ce n’est des kilomètres de chaussée et un aéroport après l’autre. Et quand il faut faire face à ce genre de vide les démons franchissent les murs et sortent la nuit.

Renell : Je ne veux pas de ce genre de néant … et je ne mettrai pas de gens au monde sur cette terre tant que je ne suis pas sur qu’il y ait quelque chose … quelque chose dans la vie aussi important que la musique.

Paul : Je pensais que c’était une des bonnes choses que j’ai faite … te placer sur cette terre.

Renell : rejette la tête contre le mur et regarde fixement devant lui en évitant de croiser le regard de Paul. Eh bien d’après ce que maman m’a dit je ne faisais partie d’aucun plan et certainement pas des tiens. Tu sais ça lui aurait été facile de me dire que tu étais mort. Elle aurait pu dire ton vrai père n’est plus avec nous et c’est pour quoi tu ne peux pas le voir. Mais elle a pensé que cela m’aiderait de savoir qui tu étais. Aussi elle avait acheté l’album avec ton long solo et ta photo au dos de la pochette. Je l’ai écouté jusqu’à ce que je connaisse chaque note et que je puisse marquer le rythme tout au long du morceau. Après un certain temps je pouvais imaginer que j’étais Sam Woodyard soutenant la pulsation sur la grosse caisse. Je ne me suis jamais rapproché de toi davantage que cela.

Paul : Tu as dit que tu ne te souvenais pas de Sam.

Renell : Je me souviens de lui. Il joue toujours avec vous ?

Paul : Non, il a foutu le camp un jour. Il en avait assez de prendre la route, il s’est senti complètement frustré. La musique peut être frustrante.

Renell : je le sais. J’ai passé la plupart de mes heures de veille à dénicher des embauches. Quelle putain de manière de gagner sa vie !

Paul : C’est pas ce que je veux dire…Ce que je veux dire c’est qu’on joue jamais comme on devrait, ou sonne comme on aimerait. Les gens parlent toujours du morceau que Sam et moi on a interprété à Newport, mais on aurait pu en faire quelque chose de plus …au lieu de ça c’est devenu une routine qu’il a fallu ressortir soirée après soirée comme un phoque dressé ou un acrobate. Et il y a des centaines de solos où je pensais « c’est moi ! », où j’avais trouvé quelque chose de spécial que personne d’autre ne pourra jamais faire … et puis ça s’est estompé et je ne peux pas le retrouver même en essayant de toutes mes forces. C’est un sentiment de vide… Mais on ne joue pas de jazz si on n’essaie pas de faire sonner ses solos différemment chaque fois.

Rendell : je ne joue pas comme ça. J’établis un bon rythme, toujours le même. Et les gens boivent et dansent en l’écoutant. Ils ne veulent pas avoir à penser à la musique.

Paul : Ce n’est pas ce que j’ai entendu. Tous les soirs où j’étais là tu as essayé quelque chose de différent : afro cubain, bossa, bop. Tes musiciens ne pouvaient pas suivre et tu as du renoncer, mais je t’ai entendu. Mais tu es un interprète. Il regarde directement son père.

Rendell : Maman disait qu’une fois qu’on avait signé avec Duke on ne revenait plus vivre avec nous.

Paul : je revenais vous voir tous les deux chaque fois que l’orchestre jouait à Chicago. Puis, un soir, je suis allé à ton appartement, il n’y avait personne. Un voisin m’a dit que tu avais déménagé.

Rendell : Tu vas revenir demain soir ?

Paul : Demain soir c’est notre dernière représentation.

Rendell : Où est ce que tu iras ensuite ?

Paul : En Nouvelle Angleterre … Boston …puis Providence.

Rendell : C’est chez nous.

Paul : ça fait bien longtemps que ce n’est plus chez nous. Ils se dévisagent pendant quelques secondes.

Renell : il y avait un morceau que tu jouais où je m’entraînais à utiliser les balais. Lent et relax.

Paul : Je joue plein de morceaux comme ça, je ne peux plus jouer les rapides comme autrefois.

Renell : Je ne me souviens pas du titre.

Paul : reste brièvement silencieux. J’aimerais savoir comment tu joues maintenant.

Renell : Bon, eh bien si tu y penses, envoie moi un mot un de ces jours, je reviendrai te voir.

Paul : Où est ce que je peux te trouver ?

Renell : Où est ce que je peux te trouver ?

Renell reste immobile puis disparaît. Paul retourne à son banc près du lac. Il joue une mesure de « Happy Reunion ».


Scène 3

Duke Ellington s’avance sous la lumière.

Ellington : Mesdames et messieurs, après une longue tournée dans le Middle West un des grands plaisirs de revenir à l’Etat de l’Océan ce soir c’est d’avoir aussi le privilège de ramener Paul Gonsalves à sa famille. Pour célébrer cette occasion et la présence de la charmante sœur de Paul nous allons lui demander de jouer « Happy Reunion ».

Paul remplace Ellington sous les projecteurs et se met à jouer les premières mesures de « Happy Reunion » avant que la scène ne disparaisse et que les lumières s’arrêtent sur une plateforme d’orchestre et deux sièges à l’arrière. Il y a un verre de whisky par terre près d’une des chaises. Paul arrive sur la scène son saxophone dans une main et un bloc de papier avec un stylo de l’autre. Il s’assied derrière l’estrade, pose son saxophone et son matériel pour écrire sur l’autre chaise et se met à siroter son whisky.

Une voix forte provenant de derrière la scène. Paul Gonsalves … Paul Gonsalves. ça fait une demie heure qu’on t’attend. Il fait froid dehors mon frère, il est temps de prendre un petit remontant.

Paul : ivre, il répond avec difficulté j’arrive tout de suite mon gars.

Une voix différente : Ne nous fait pas attendre mon vieux. C’est encore tôt et nous avons de l’avance sur toi.

Mercer arrive sur scène en tenant une trompette.

Mercer : laissez le, il est occupé.

Première voix : qui es tu ?

Mercer : T’occupe pas de savoir qui je suis. … pour Paul. Vous n’avez pas de temps pour ces gens. Votre bus va partir et il faut que vous alliez poser votre cul dedans. Et cette lettre que tu voulais que je t’aide à écrire ? Paul brandit un morceau de papier. On va y travailler dans le bus. Il faut que tu te tires de là … ces types ont l’air mauvais et tu vas en tirer rien de bon si tu vas en ville avec eux.

Paul : Ce sont les gars avec qui j’ai grandi … et ils ont fait tout le chemin depuis Pawtucket. De l’autre coté de la ligne. Nous sommes du bon côté de la ville.

Mercer : Ca n’avait pas l’air terrible quand on l’a traversé. Des maisons à ossature de bois, des entrepôts et un sale temps. Ca m’a rappelé Manchester ou Liverpool. Mais il faut reconnaître que c’est une belle salle.

Paul : C’est « Rhodes sur le Pawtuxet » et c’est un endroit très classe, encore maintenant.

Mercer : Il y a bien longtemps que nous n’avons pas joué dans un dancing à l’ancienne comme celui la. On avait l’habitude de se produire dans des endroits sélects dans ce style tout le temps, mais il n’y en a plus aujourd’hui. Maintenant c’est soit boites de nuit soit salle de spectacle.

Paul : Le premier grand concert de jazz auquel j’ai assisté c’était là.

Mercer : tu m’en parleras dans le bus.

Paul : Pourquoi est ce que tu ne rappelles pas au reste de l’orchestre qu’il faut monter dans le bus, Mercer ?

Mercer : Par ce que je sais qu’ils seront tous à bord quand nous partirons.

Paul : C’est l’endroit exact où j’ai décidé que je voulais jouer du jazz au saxophone… L’orchestre de Jimmy Lunceford s’y produisait quand j’étais gosse et mon frère et moi nous avons du attendre une heure avant de pouvoir franchir les portes. Mais juste comme nous les franchissions le rideau s’est levé et il était là …

Mercer : qui ?

Paul : Willie Smith … qui jouait du sax le plus doré qu’on ait jamais vu et montait et descendait les marches avec tellement d’aisance qu’il semblait ne pas avoir besoin de respirer … changeant de tonalité chaque fois qu’il en avait envie et surclassant tout le reste de l’orchestre. Et les spectateurs qui commençaient à danser étaient tellement déchaînés qu’ils manquèrent l’arracher de la scène. Quand il eut fini de jouer on ne pouvait pas dire où s’arrêtait l’orchestre et où commençaient les spectateurs.

Mercer : Willie a fait partie de notre formation pendant quelque temps … tu te souviens ? Bien sur, ce n’était pas le même homme quand il a signé chez nous. Jouer pour le Duke doit être une vocation à vie. A l’époque où Willie est venu nous rejoindre c’était simplement un engagement comme un autre.

Paul : pas vraiment … c’était un des plus grands musiciens qui ait jamais soufflé dans une anche et il mettait tout son cœur dans la musique. Mais il occupait le siège de Johny Hodges et nous l’avons tous traité comme s’il était là pour le garder au chaud.

Mercer : Eh bien j’aurais adoré voir vu Willie comme toi jouer pour la danse. On ne voit plus de danseurs maintenant. De nos jours nous avons des publics d’intellectuels. Il hoche la tête. Quelle salle embarrassante. Il me semblait qu’il y avait seulement une demi-douzaine de types au bar et une douzaine sur les gradins.

Paul : Maintenant nous avons peu d’auditeurs … Peu d’auditeurs avec un QI élevé.

Mercer : Ouais, j’ai vu ces deux intellos qui t’attendaient… Ecoute c’est pas la peine de traîner par là. Je vais m’asseoir à côté de toi dans le bus et t’aider à rédiger ta lettre.

Paul : Je ne sais pas quoi écrire. J’ai des problèmes, Mercer. Je vois à peine les mots dans le journal et les notes sur les arrangements. C’en est au point où j’ai le vertige et ne vois plus quand je fixe quelque chose trop longtemps, comme quand on ne distingue plus les étoiles quand le soleil se lève.

Mercer : Tu es resté debout trop souvent pour voir le soleil se lever. Tu t’épuises. Je pense que tu dois abandonner la route pendant quelque temps.

Paul : Abandonner la route et faire quoi ? Traîner autour de Queens jusqu’à ce j’ai plus un sou ?

Première voix : Paul…

Mercer : lève les yeux vers les « amis » de Paul Il nous faut sortir d’içi. Montons dans le bus. On se détendra et travaillera sur ta lettre. Tu me diras ce que tu veux dire et je le noterai.

Une voix différente : allez mon gars . Qu’est ce que tu fabriques … Le concert est terminé.

Mercer : Laissez le … il a des problèmes de famille.

Première voix : c’est nous la famille.

Mercer : Vous voulez rire. Il regarde Paul. Je me fiche de ce que vous dites … Ce ne sont pas des amis. Ce sont juste des gens mauvais qui veulent se coller à toi. Si nous avions un engagement au pôle Nord je veux bien être damné s’il n’y avait pas des elfes qui nous attendaient pour nous emmener en ville et nous abandonner là dans la neige après que le mal eut été fait.

Paul : Ce sont de vieux amis, Mercer, ils ne me veulent aucun mal.

Mercer : je ne sais pas ce qu’ils veulent juste ce qu’ils veulent faire … mettons nous au travail, il prend un bloc note et un crayon, Qu’est ce que tu veux que j’écrive ?

Paul : ça peut attendre encore un peu, il faut que je rejoigne mes amis.

Mercer : c’est toi qu’il faut que tu rejoignes.

Paul : il soupire et fait oui de la tête Cher Renell, voici la première lettre que je t’écris ces dix dernières années. Ta tante est venue au magasin ce matin et m’a donné ton adresse ainsi que des nouvelles de toi. J’ai vu où l’auteur aimait la batterie et ça m’a rendu heureux.

Mercer : pourquoi est ce tu ne lui apprends pas le saxophone ?

Paul : en sirotant sa boisson Eh bien à dire vrai Mercer je ne lui ai jamais enseigné la moindre chose. Il n’y a pas de mal à vouloir devenir batteur. Il s’anime Je respecte totalement une bonne percussion. Je n’ai jamais joué un solo dont je sois content quand je n’avais pas une bonne section rythmique. Paul réfléchit brièvement et fait signe à Mercer de reprendre « Nous sommes maintenant en Nouvelle Angleterre. Il fait sombre et humide comme en Angleterre mais il n’y a pas d’enthousiasme et de chaleur comme en Europe et je ne connais pratiquement personne ou peut être que je suis incapable de me souvenir. Mercer arrête d’écrire J’espère que les choses iront mieux quand nous serons à New York mais aujourd’hui j’ai l’impression que nous sommes sur la route pour aller nulle part.

Mercer : Mais pourquoi veux tu lui écrire des choses semblables ?

Paul : Qu’est ce qu’il faudrait lui écrire ?

Mercer : Dis lui que tu as joué « Happy Reunion »ce soir et que même après si longtemps Duke a joué le morceau avec toi. Je l’ai vu s’éloigner du piano afin de pouvoir écouter. Dis lui que treize personnes sont venues sous la pluie par une nuit épouvantable et ont été émues par ton jeu… Parle lui de la musique.

Paul : Renell n’aime pas quand je me mets à parler musique.

Mercer : Vous êtes musiciens tous les deux … de quoi peut on parler d’autre ?

Paul : Il réfléchit un peu D’accord, laisses moi essayer autrement. T’es prêt ?

Mercer fait oui de la tête et reprend le bloc de papier. Paul reste assis et reprend son propos.

Nous sommes maintenant à Rhode Island. Public clairsemé ce soir mais il y avait ta tante Julia si bien que Duke m’a fait jouer « Happy Reunion » et je me suis souvenu que c’était le morceau auquel tu pensais quand je t’ai vu le mois dernier.

Première voix : Paul …

Paul interrompt sa dictée

Mercer : Qu’est ce qui se passe ?

Paul : Je ne sais pas comment m’y prendre … Je n’ai jamais écrit une lettre à Renell, pas une seule fois quand j’étais en tournée. Clark lui a écrit une fois pour moi, et puis Ray une autre fois. Je n’ai fait que signer, en étant dans un bus allant de nulle part à quelque part. … à mois que ce soit le contraire. Deux lettres en vint ans et je ne les ai même pas écrites.

Une voix différente : Paul, le bar est en train de fermer. Si tu ne te soucies pas de nous, nous rentrons chez nous.

Première voix : je connais un endroit au centre ville qui est ouvert jusqu’à une heure.

Paul : debout, il a pris sa décision Restez assis tranquilles mes bons amis. J’arrive. « allons en ville maintenant choisir quelques messieurs hautement compétents en musique » C’est du Shakespeare, Mercer.

Mercer : Je ne sais pas comment tu fais pour être aussi cultivé … avec toutes ces obligations sociales.

Paul : C’est Billy Strayhorn qui m’a enseigné Shakespeare. Il marque un temps d’arrêt et s’assoit Il connait toutes les grandes tirades et les sonnets par cœur … Billy était le meilleur d’entre nous Dans un sanglot On pouvait avoir un engagement dans une ville glaciale et pourrie, séjourner dans un hôtel minable, quand il était avec nous on faisait partie de quelque chose de raffiné .

Mercer : Nous étions un meilleur orchestre de son vivant, ça c’est certain. Et tu te tenais mieux quand il était en tournée avec nous.

Une voix hors scène Allez Paul. Si tu viens avec nous, c’est le moment.

Mercer : Ne pars pas avec ces gens Paul. (Paul secoue la tête) Si tu rates le bus tu ne nous rattraperas peut être jamais.

Paul : Je vous retrouverai les gars, je l’ai toujours fait.

Mercer : Nous serons demain soir à New Haven … Si tu n’y es pas je ne sais pas ce que Duke va faire. Il faut que tu montes avec moi dans le bus.

Paul : je ne peux pas. .. Je n’aime pas laissé tomber les gens.

Paul prend son saxophone et s’éloigne en titubant laissant la lettre inachevée bien en vue sur une chaise. Mercer hoche la tête et sort, fondu sur la scène. Paul est de retour au lac.

Paul : A lui-même en secouant la tête Je n’aime pas laisser tomber les gens …Il se tourne vers le public et commence à jouer « Chelsea Bridge ».


Scène 4

Ellington : Mesdames et messieurs, je suis heureux de vous annoncer que Paul Gonsalves est parvenu à trouver le chemin de New Haven et à localiser l’orchestre. Et il va maintenant accéder à la requête d’un auditeur venu spécialement de Lisbonne pour entendre sa version du « Chelsea Bridge » de Billy Strayhorn.

Après qu’Ellington ait joué les premières notes au piano Paul se lance dans les mesures cruciales du chef d’œuvre de Strayhorn qui se poursuivent jusqu’à l’ouverture de la scène suivante.

Paul retourne au banc. Il se trouve immédiatement confronté à Ellington et Mercer.

Ellington : Nous avons quitté la scène de Rhodes à neuf heures hier soir et le concert de ce soir a commencé à 7 H 30. Il a fallu deux heures à Harry Carney pour m’amener de Providence à New Haven après que nous ayons terminé et Harry ne se presse jamais. On ne peut pas organiser un voyage de deux heures en vingt quatre heures.

Paul : j’ai raté le bus à Providence.

Mercer : Tu savais que le bus partait, il a fallu que tu partes avec tes amis.

Ellington : Je ne demande pas à mes musiciens de prendre le bus. Le bus c’est comme vous l’entendez. Ce que je demande c’est que vous soyez à l’heure quand nous donnons un concert. Si vous ne voulez pas prendre le bus alors prenez le train ou payez vous un taxi.

Paul : Je n’avais pas l’argent. J’ai du attendre que ma sœur quitte le travail et qu’elle me conduise.

Mercer : On vous a payé avant le concert hier soir à Providence.

Paul : J’étais à sec, Mercer.

Mercer : furieux Tu as tout dépensé en alcool et Dieu sais en quoi d’autre avec tes soi disant amis. Bon dieu, j’ai vu des types tout claquer après une nuit à Vegas, mais toi tu es le premier à tout perdre entre Providence et New Haven.

Ellington : J’ai téléphoné à ta femme ce matin.

Paul : Pourquoi est ce que tu as fait ça Duke ? Je ne téléphone pas à ta femme.

Ellington : Elle m’a dit que tu n’envoies pas d’argent chez toi. Aussi à partir de maintenant les deux tiers de ce que tu gagnes seront directement pour elle…. Je ne me mêle pas de la vie de mes musiciens mais je vais t’emmener en tournée pour deux semaines.

Paul : Pourquoi ?

Ellington : Mercer a trouvé un endroit où il y a des gens pour t’aider.

Paul : Quel genre d’endroit ?

Mercer : Ça fait partie d’un hôpital, c’est un service de soins près de chez toi.

Paul : Pourquoi tu fais ça Duke. J’ai bien joué ce soir.

Ellington : Tu n’es plus ce que tu étais …Nous le savons tous les deux. Mais ce n’est pas la question.

Paul : Me sortir des tournées sur la route ne va aider en rien. Si je ne joue pas c’est encore pire.

Mercer : Ne rien faire n’améliore pas les choses. Il faut faire quelque chose …Tu dois faire quelque chose.

Paul : Quand est ce que je suis censé aller dans cet endroit … cet hôpital ?

Mercer : Dès qu’on en aura terminé avec l’engagement au Rainbow Room. On prendra quelqu’un d’autre pour le voyage à Washington et la tournée dans le Sud et si tout se passe bien …quand les choses se seront bien passées tu reprendras ta place pour les concerts à Chicago et le Wisconsin.

Paul : avec la plus extrême des réserves qu’est ce que j’ai comme choix ?

Ellington : Tu as le choix Paul. Faire quelque chose pour t’aider à en sortir ou rentrer chez toi.

Une adolescente tenant un dessin s’approche des hommes.

Ellington : Qui vous a laissé entrer ici jeune fille ?

Paul : Colette qu’est ce que tu fais là ?

Mercer : Ce doit être la belle fille dont tu m’as parlé.

Paul : ce n’est pas ma belle fille, c’est ma fille. Je l’ai adoptée … Tu étais au concert ?

Colette : oui papa … ils m’ont laissé rentrer à l’entracte et puis un des types m’a ramené ici quand je lui ai dit qui j’étais.

Paul : Qu’est ce que tu as là mon chou ?

Colette : j’ai fait un portrait de toi en train de jouer … Je peux m’en servir pour mon cours de dessin.

Paul : Tiens , regarde ça il tend le dessin à Ellington.

Ellington : Regarde le dessin un instant C’est vraiment très bon. C’est difficile de saisir le mouvement et l’effort dans un dessin. Tu es très douée. Qui t’a appris à dessiner ?

Colette : elle montre son père du doigt C’est lui.

Paul : Est-ce que ta mère sait que tu es là ?

Colette : Elle ne m’aurait pas laissé venir.

Paul : Comment tu as su que nous étions là ?

Colette : J’ai entendu maman parler à Duke ce matin et lui dire que vous étiez à New Haven. Je me faisais du souci pour toi papa … On avait l’impression que tout le monde était furieux et maman était méchante quand elle parlait de toi. Aussi j’ai fait du stop pour aller à Yale et j’ai trouvé où le concert avait lieu.

Paul : Tu as fait quoi ? Est-ce que tout va bien à la maison ? La route n’est pas un endroit pour une fille de ton âge.

Colette : Ce n’est pas drôle. Le seul moment où c’est drôle à la maison c’est quand tu es là.

Paul : Tu as aimé la musique ?

Colette : J’aime quand tu joues … sauf que je suis toujours inquiète. Je ne veux pas que tu te trompes, et parfois je n’arrive pas à comprendre ce que tu joues jusqu’à ce soit presque fini. Il y avait un morceau que tu as joué pendant un bis … ça avait l’air joyeux, mais quand il s’est terminé j’étais triste.

Paul prend son saxophone et joue quelques mesures de « Happy Reunion »

Paul : C’était ce morceau ?

Colette : Oui, c’est ça.

Paul : Il faut que tu rentres à la maison, Colette.

Mercer : Elle peut prendre le bus avec nous jusqu’à Manhattan. Sa mère peut la récupérer à l’Edison.

Ellington : Elle peut s’asseoir avec toi … Mais je serais honoré jeune fille si vous veniez me tenir un peu compagnie avant que nous arrivions à New York. Je n’ai pas beaucoup d’occasions en ce moment de bavarder avec de charmantes jeunes femmes en particulier des artistes prometteuses.

Colette : Est-ce que je peux voyager avec ces messieurs, papa ?

Paul : Reste à mes côtés ou avec Duke.

Colette s’assoit à côté de lui

Mercer : Tu vas faire le voyage avec Harry papa ?

Ellington : Harry sait aller à New York sans moi.

Ellington s’en va.

Mercer : J’ai l’impression Paul qu’il y a là une bonne occasion pour toi de tirer au clair certaines choses.

Paul : je ferais de mon mieux Mercer.

Mercer s’en va et Paul se détend les yeux fermés.

Colette : Ne t’endort pas papa, j’ai à peine pu te parler.

Paul : c’est plus fort que moi mon bébé, je suis fatigué.

Paul s’assoupit. On entend à nouveau les accents de « Chelsea Bridge »pendant que la scène devient sombre.


Scène 5

Geoffrey entre et repère Paul endormi sur un banc. Il marmonne « oh mon dieu ! » et traverse la scène pour aller réveiller Paul.

Geoffrey : Alors tu t’es vraiment endormi là. Les nuits sont froides au Wisconsin, même en été. Je crois que c’est descendu à dix degrés.

Paul : se réveillant Qui êtes vous ?

Geoffrey : Je m’appelle Geoffrey… Professeur au département d’études musicales. Vous êtes censé venir à mon cours aujourd’hui. .. Un de mes étudiants m’a dit qu’i vous avait vu ici de bonne heure ce matin. Vous avez de la chance d’être toujours en vie Paul.

Paul : Il ne faisait pas froid.

Geoffrey : ramasse une bouteille vide Je vois ce que vous avez utilisé pour ne pas avoir froid …

Paul : C’est sur quoi ce cours mon gars ?

Geoffrey : C’est censé être sur à quoi ça ressemble de jouer pour Duke …Peut être que vous feriez bien de retourner à votre chambre d’hôtel, faire un brin de toilette et écrire quelques notes.

Paul : Je n’écris pas de notes, Professeur … J’improvise.

Geoffrey : D’accord c’est votre truc. Mais l’idée c’est d’entendre les hommes du Duke. Ces hommes font partie de la musique.

Paul : Je ne suis pas si important Professeur.

Geoffrey : Appelez moi Geoffrey s’il vous plait Paul. Même mes étudiants ne m’appellent pas Professeur … et vous êtes important. Chacun des jeunes qui sont venus aujourd’hui a entendu votre solo dans l’album de Newport.

Paul : Newport c’était il y a longtemps. Depuis il y a eu dix mille nuits sur la route.

Geoffrey : il pose la main sur l’épaule de Paul. Mes étudiants ont passé la semaine dernière à parler de vos solos. Votre exposé était censé être un des grands moments de la semaine …mais je ne veux pas vous forcer à parler. Nous ne voulons pas que ce qui s’est passé hier soir se reproduise.

Paul : irrité Ne vous en faites pas … Je vais bien.

Geoffrey : Ecoutez Paul. Vous étiez à côté de la plaque hier soir … vous êtes tombé la tête en avant pendant le concert … ce sont des étudiants à qui vous allez parler.

Paul : sur la défensive J’ai déjà parlé à plein d’étudiants avant. J’ai parlé à l’un deux hier soir … Mon fils est allé à l’université.

Geoffrey : Pourquoi ne venez vous pas à mon bureau ? Vous pouvez vous y reposer et nous pouvons envisager quoi faire. Il met la main sur l’épaule de Paul. Vous tremblez …Je crois que je vais vous amener chez un médecin.

Paul : Je n’ai pas besoin de voir encore des médecins.

Geoffrey enlève sa veste et la pose sur les épaules de Paul.. Paul saisit son saxophone qui était sur le banc et met une protection sur le bec et tous les deux s’éloignent. On entend quelques mesures du solo de piano sur « Sepia Panorama » tandis que la scène disparaît. Les lumières s’assombrissent puis se posent sur Paul assis sur une petite chaise.

Colette apparaît en face de lui.

Paul : Tu es la première personne qu’on laisse venir me voir dans cet …cet asile.

Colette : Ce n’est pas un asile, Papa. ..C’est un hôpital et ils veulent t’aider.

Paul : Ils ne m’aident pas … ils essayent juste de me dissuader de reprendre les tournées. Et si je ne sors pas rapidement d’ici Duke va me remplacer.

Colette : Pourquoi tu dois reprendre la route ? Si tu restes à la maison je pourrai te voir chaque fois que j’en ai envie.

Paul : eh bien, non pas chaque fois, il faut que je travaille s’il y a du travail. Je dois permettre à ta mère, ton frère et ta sœur de vivre. Il faudrait que tu viennes en ville pour me voir …ta mère m’a viré de la maison.

Colette : Je sais … c’était moche.

Paul : Ne la juge pas sévèrement. Pendant des années je suis parti et rentré comme je voulais. On ne supporte pas cela éternellement.

Colette : C’était sympa de séjourner à l’Edison quand on revenait de New Haven. Le hall d’entrée de l’hôtel était rempli de musiciens. C’est un monde tellement à part.

Paul : C’est un monde en voie de disparition. Ces hommes sont loin sur la route et ils ne font pas de musique.

Colette : Alors pourquoi dois tu rester à l’Edison ? Tout ce dont a besoin c’est un coin où dormir et une cuisine…Tu me faisais un peu à manger quand j’étais avec toi. C’était quoi déjà ? J’adorais.

Paul : Linquiso … une saucisse de mer … qu’on fabrique avec tout ce qu’on trouve dans l’eau salée et la vase. Un jour je t’apprendrai la cuisine du Cap Vert … Peut être que je pourrais vivre sans prendre la route si toi et moi pouvions cuisiner ensemble. Quand nous ferons la cuisine ensemble je me sentirai vraiment ton père.

Colette : Tu es le seul père que je connaisse … sauf que les gens n’arrêtent pas de me dire que tu n’es pas mon vrai père … que nous n’avons pas le même sang, la même couleur.

Paul : Qui dit ça ?

Colette : Des gens à l’école … des amis de maman. Chaque fois que je parle de là où tu as joué, ou de ce que tu as joué.

Paul : Je déteste cette façon de parler. Je n’attache pas la moindre attention au sang ou à la couleur. Les gens qui viennent du Cap Vert sont de toute sorte de couleur ou de sang. Mon frère a le teint foncé, ma sœur est claire de peau. Pour moi ils sont les mêmes, mais en Amérique tout le monde doit avoir une race, si bien que les gens disent que mon frère est noir et que ma sœur est blanche. Je me considère comme noir, mais quand je jouais chez Basie ils n’arrivaient pas à trouver ce que j’étais aussi ils m’appelaient « Mex »… Willie Smith était de la même couleur que moi et il disait aux gens qu’il était Egyptien … Mais quand je suis venu travailler pour Duke je n’ai pas eu à me soucier de ça … parce que ce que Duke et Belly écrivaient c’était sur l’amour et c’était ça l’important. C’est ce qui nous donnait la classe.

Colette : Maman dit que je devrais arrêter de parler de toi aux gens.

Paul : Elle a raison. Les gens n’aiment pas qu’on se vante de sa famille.

Colette : Mais il y a des gens qui posent des questions. Mes professeurs connaissent le Duke … et certains te connaissent. Le professeur de la classe d’orchestre dit qu’il t’a vu à Newport.

Paul : Plein de gens me disent qu’ils étaient parmi les spectateurs ce soir là, mais de là où je me tenais j’ai vu que la moitié d’entre eux sont partis avant qu’on joue.

Colette : Il dit que c’était le meilleur concert qu’il ait jamais vu. Il n’arrivait pas à se persuader qu’il connaissait quelqu’un qui était de notre famille.

Paul : C’était il y a bien longtemps … je ne pense pas que Duke veuille que je parte encore en tournée avec lui.

Colette : Tu en parles comme si il n’y avait rien d’autre, papa.

Paul : Il y a d’autres choses Colette … je ne sais pas ce qu’elles sont … il faut comprendre … un artiste doit bouger sans arrêt. Si on ne se déplace pas, on ne grandit pas, et si tu ne grandis pas, tu meurs. Regarde Hawks, Pres et Willy. Ils n’ont pas tenu plus de deux mois quand ils ont cessé de jouer dans des engagements à l’extérieur.

Colette : Tu ne vas pas mourir en rentrant à la maison. Je peux venir vivre avec toi et nous ferons de la cuisine.

Paul : Et comment irais tu à l’école ?

Colette : Je ne parlais pas des jours où il y a classe.

Paul : Il n’y a pas de place pour toi dans ce petit appartement.

Colette : Parfois je pense qu’il n’y a pas de place pour moi dans ta vie.

Paul : Allons, ce n’est pas vrai. Mais les musiciens n’ont pas des horaires réguliers. Même si je restais seulement sur New York, il faudrait que je sorte et te laisse seule.

Colette : Je n’ai pas peur de rester seule …je m’inquiète de te savoir seul.

Elle a touché juste. Paul ne répond pas. Il joue une mesure de « In a Sentimental Mood ». Fondu enchaîné.


Scène 6

La scène s’ouvre sur le bureau de Geoffrey. Il est assis sur un fauteuil tournant derrière un bureau. Paul est profondément endormi sur une chaise pliante enveloppé dans la veste du professeur et son saxophone à côté de lui. Mercer entre.

Geoffrey : Merci d’être venu, Mercer. Paul doit parler dans moins d’une heure, et je ne vois pas comment le réveiller.

Mercer : Tu t’entendais vraiment à quelque chose de différent ? Il n’est pas en état de s’adresser à des étudiants. Je l’avais prévenu hier soir.

Geoffrey : Il a dit qu’il assurerait le cours.

Mercer : Quand est ce qu’il t’a fait état de ses sentiments ?

Geoffrey : Tôt ce matin, quand le l’ai trouvé près du lac. Il avait passé la nuit là bas.

Mercer : Il s’approche de Paul et lève le bras Allez mon vieux tu es censé être un musicien professionnel et mon copain le Professeur a dit à tous ces étudiants que tu es un sacré jazzman.

Paul lève la tête, pousse un grognement puis s’affale à nouveau sur son siège.

Mercer : Putain Paul, je suis sérieux ! Tu cherches encore les emmerdes Mercer renifle autour de Paul Paul, bon dieu, tu pues, c’est pas croyable. Tu n’as pas changé de vêtements depuis le concert.

Paul : Je jouais un bis près du lac, mon pote. On n’est pas obligé de changer de vêtements pour un bis.

Paul disparaît.

Mercer : le regardant avec un mélange de tristesse et de désapprobation. Ouais, tu jouais pour un bis , très bien …

Geoffrey : J’apprécie que tu sois venu le remplacer. Je n’avais pas la moindre idée de quoi faire s’il était incapable de parler … Peut être aurons nous de la chance. S’il vient les jeunes pourront finalement entendre deux membres de l’orchestre.

Mercer : Je crains bien, Geoffrey, que s’il n’était pas venu tes étudiants n’auraient pas entendu quelqu’un de l’orchestre.

Geoffrey : Reviens.

Mercer : Paul n’est plus avec nous.

Geoffrey : Plus avec l’orchestre … Quand est ce ça s’est passé ?

Mercer : Juste après le concert d’hier soir.

Geoffrey : Pourquoi ? Vous avez déjà eu ce type de problème avant.

Mercer : Hier soir ça a atteint un nouveau niveau … encore plus bas.

Geoffrey : Ça aurait pu être pire. Nous avions poussé les sièges sur le bord de la scène. Il aurait pu tomber sur quelqu’un dans la salle. Alors c’aurait été un vrai désastre.

Mercer : Le désastre était suffisant Professeur. Vous savez je suis habitué à toute sorte d’incidents … et de temps à autre je peux même faire face à un petit désastre. C’est une compétence professionnelle que j’ai développée pour palier tout comportement irresponsable dans cet orchestre. Nous avons eu un cleptomane, un travesti et un type qui adorait brandir un poignard. J’ai appris à gérer tout cela dans la mesure où nous pouvions laisser les spectateurs dans l’ignorance et que la musique était bien jouée. Mais maintenant il nous embarrasse …

Geoffrey : Je n’arrive pas à imaginer l’orchestre sans lui. Sa sonorité est un de vos traits distinctifs.

Mercer : Il y a plus de vint ans qu’on joue ce jeu et maintenant c’est de l’histoire ancienne. Ça ne marche plus, il est fini.

Paul sursaute quand il entend le mot « fini ».

Paul : Fini … qu’est ce que tu veux dire par fini ?

Mercer : Dis moi Paul, … Qu’est ce que je dois faire de toi ?

Paul : Dis moi donc mon vieux où je suis.

Mercer : Qu’est ce que ça peux te faire où tu es ? Tu es sur la route. Paul approuve de la tête et disparaît à nouveau. Mercer regarde avec condescendance Paul qui serre doucement son saxophone même s’il est une fois de plus inconscient. Je l’ai vu s’endormir sur scène et de temps en temps il tombe même de sa chaise, mais quoiqu’il fasse il ne lâche jamais ce saxophone. Maintenant il me faut trouver quelqu’un pour le remplacer, et j’aurai beaucoup de chance s’ il y a quelqu’un dans le coin qui puisse se servir d’un sax à moitié aussi bien que lui. … Tu peux me laisser cinq minutes seul avec lui Geoffrey ?

Geoffrey s’en va. Mercer se penche pour essayer de relever Paul, mais celui-ci reprend ses esprits.

Paul : A quoi tu penses Mercer ?

Mercer : à rien de bien gentil, mon ami.

Paul : C’est bien dommage, la gentillesse est un attribut rare et précieux.

Mercer : C’est juste un aperçu.

Paul : Dans quel genre d’ennui je me suis fourré ?

Mercer : Tu es bien au-delà des ennuis, je dirais que tu as franchi la frontière de l’insécurité et pénétré dans le territoire de la fin de carrière.

Paul : il secoue la tête et attend brièvement avant de répondre je savais que la faucheuse viendrait un de ces jours, Mercer, mais je ne pensais pas qu’elle aurait ton visage.

Mercer : Je n’ai pas cherché le rôle Paul, je savais que ce moment viendrait et je le redoutais, mais il est arrivé. Tu es fichu. J’ai téléphoné pour essayer de trouver quelqu’un que je peux ramener de New York pour prendre ta place. On va donner « Cotton Tail » à Harold, et sortir « Happy Reunion » du répertoire.

Paul : Alors c’est bien ce qu’il veut.

Mercer : Cette fois oui. On ne peut plus te porter à bout de bras.

Paul : Bon dieu mon vieux Duke devient dur.

Mercer secoue la tête et ne peux s’empêcher de sourire, puis il se penche pour parler à Paul visage contre visage.

Mercer : Ecoute, j’ai parlé à Clark et à certains des autres à New York. Clark m’a dit qu’il pouvait te trouver du travail en studio. C’est un emploi régulier, tu ne serais pas en tournée et si tu t’y prends bien tu peux gagner autant qu’avec nous.

Paul : Quelle genre de vie est ce …aller nulle part … ne rien voir … ne rien faire de créatif.

Mercer : Tu étais certainement créatif de toutes les manières hier soir.

Paul : soupire et reconnait que c’est vrai Alors comment est ce que je fais pour avoir ce travail en studio ?

Mercer : C’est Clark qui s’en chargera pour toi. Je te donnerai son numéro de téléphone dès que nous aurons fini ici.

Paul : Qu’est ce qu’on fait là ?

Mercer : Tu ne fais rien. Tu sais je me posais la question de savoir si je pouvais te faire confiance pour parler à ces jeunes sans que tu ne ridiculises l’orchestre. Et puis tu passes la nuit dans la rue et arrive dans cet état dans le bureau du Professeur. Non … Je ne peux pas compter sur toi pour quelque chose de semblable …tu es fini.

Paul : j’aimerais faire quelque chose de bien cette semaine.

Mercer : Tomber la tête première deux fois en douze heures ne va pas t’aider à trouver du travail quand nous serons partis. Si tu veux faire quelque chose de bien, va faire ta toilette. Tu peux venir t’asseoir au fond de la salle si tu en as envie. Si non reste ici jusqu’à ce que le cours soit fini… puis je trouverai un moyen de te ramener chez toi.

Mercer se lève et commence à s’en aller, puis il se retourne pour être à nouveau face à face avec Paul.

Mercer : Je sais que tu penses que nous avons été cruels en faisant cela.

Paul : les affaires sont les affaires.

Mercer : Ce ne sont pas les affaires. C’est personnel … je sais comment je veux qu’on se souvienne de toi … comme l’un des plus grands solistes qui ait jamais joué avec l’orchestre, et pas comme quelqu’un qui se rende ridicule soir après soir… dans les dernières années de Duke… il faut que j’aille passer quelques coups de fil.

Mercer s’en va

Paul souffle quelques mesures de « Chelsea Bridge » et Renell entre en scène. Ils sont de nouveau à l’hôpital.

Renell : C’est une sacrée salle où tu te produis.

Paul : les surveillants disent que c’est un hôpital. Je ne le recommanderais pas. Le chef n’est pas très créatif et ils font payer le couvert très cher. Comment m’as-tu trouvé ?

Renell : Je ne cherchais pas à te poursuivre, mon vieux. Une boite au village nous a embauché pour quelques semaines aussi j’ai demandé à notre agent de contacter Mercer. Je pensais que vous les gars voudraient peut être nous voir si vous étiez en ville. Mais Mercer a dit que tu avais un engagement personnel ici à Long Island.

Paul : pas pour longtemps … il faut que je reprenne les tournées avant qu’ils foutent en l’air ma carrière.

Renell : il sourit On a fait un disque après que je t’ai vu à Detroit, et maintenant nous sommes constamment sur la route … Je comprends pourquoi tu aimes ça. Quand on arrive dans une nouvelle ville la vie repart à nouveau. Tout ce qui avait pu arriver de mauvais avant n’a jamais existé… Mais la route c’est la solitude mon vieux. J’installe une solide pulsation et personne ne le remarque à moins que je ne fasse une faute. Et après que j’ai joué je passe une demi heure à ranger mon matériel et quand j’ai fini ils sont tous partis et le monde est vide… et c’est le moment où il faut se battre pour tenir à distance les types louches.

Paul : Un batteur mène une vie dure. C’est quelque chose que j’aurais du te dire. J’ai vu des solistes s’amuser avec leurs sections rythmiques. Bird avait l’habitude de changer de tempo et de rythme juste pour voir si le batteur pouvait le suivre et Prez était toujours à la traîne si bien que le batteur et le bassiste essayaient de savoir s’il allait jamais les rattraper. Je n’ai jamais fait ça. Je suis toujours resté bien calé sur le beat parce que j’ai besoin d’une bonne pulsation pour que mon jeu prenne vie, donc ma section rythmique c’est ma famille.

Renell : Je n’ai pas à me soucier de ce genre de choses, je n’accompagne pas des grosses pointures comme Bird, Prez, ou toi.

Paul : Je ne suis pas un grand nom.

Renell : bien sur que si, en particulier quand ton nom est associé à celui de Mr Duke Ellington. Ils le mettent même sur nos programmes … regarde Renell sort un prospectus de sa poche, le déplie et le tend à son père.

Paul : Lisant « A la batterie Renell Gonsalves, fils celui qui fut pendant longtemps le grand saxophoniste d’Ellington Paul Gonsalves » C’est plus d’attention que j’en obtiens de mon orchestre aujourd’hui …Je me fiche de tout ça .. Tous les orchestres avec lesquels j’ai joué avaient des gens plus connus. Ca n’avait pas d’importance du moment qu’il me laissait jouer. Dune manière ou d’un autre je terminais toujours avec de longs solos… Et Duke, quand il fallait en passer par là comme à Newport … me donnait carte blanche. Tu n’étais qu’un enfant Renell , mais il aurait fallu que tu sois là .

Paul se dresse et se met dans une position de jeu et on entend jouer doucement dans l’arrière plan les accords de piano d’ouverture de « Diminuendo and Crescendo »La lumière revient dans la pièce. Renell disparaît, Geoffrey entre et la rêverie disparaît.

Geoffrey : Vous parliez à quelqu’un Paul ?

Paul : non …non Professeur. Je me parlais tout seul de moi. Rien que des mots vides de sens.

Geoffrey : Mais je veux que vous parliez de vous, simplement dans une pièce pleine de gens.

Paul : Mercer ne veut pas que je vienne.

Geoffrey : C’est à vous de décider Paul.

Paul : Je ne vois pas l’intérêt maintenant. Vos jeunes ont envie d’entendre les hommes de l’orchestre.

Geoffrey : C’est vous qu’ils veulent entendre. Vous étiez un des plus grands solistes dans le plus grand orchestre de jazz. Personne ne peut vous enlever ça … Nous avons eu plus de jeunes qui se sont inscrits à votre Master Class que pour n’importe qui d’autre. Même après toutes ces années ils vous connaissent tous et ils savent tout sur Newport. Geoffrey s’en va. Paul lève la tête comme pour se souvenir.

Paul : Ils savent tout sur Newport. Mais Duke se moque pas mal de Newport maintenant et je m’en souviens à peine.

Paul se lève et joue plusieurs arpèges pour se chauffer.

Ellington : voici ton public Paul.

Paul : (froidement) Qu’est ce qui vous fait penser ça Duke ?

Duke : Ne te moque pas de moi. Ils te réclament à corps et à cri entre chaque morceau de cette première partie. Il y a combien de tes amis dans cette foule ?

Paul : une cinquantaine d’après ce que je vois, famille inclue bien sur… Peut être davantage, nous ne sommes qu’à une heure de Pawtucket, c’est chez moi Duke.

Ellington : C’est très impressionnant, Paul … Nous ne remontons pas sur la scène avant minuit. Est ce que tu penses qu’ils vont rester ?

Paul : les miens vont rester jusqu’à l’aube pour m’écouter.

Ellington : Alors il faut qu’on les récompense. Jouons quelque chose de détendu. Jouons « Diminuendo and Crescendo ».

Paul : souriant et sur de lui Duke je ne suis pas sur de me souvenir de ce morceau. Je serai peut être obligé d’aller chercher la partition.

Ellington : Ne me prend pas pour un idiot … pas ce soir. C’est le morceau où on joue le blues et on change de tonalité. N°107 et 108.

Paul : C’est toi qui change la tonalité, Duke, je suis en si bémol tout le long.

Ellington : D’accord. Je te joue une entrée et tu souffles jusqu’à l’épuisement.

On entend les accords du piano d’Ellington qui mènent au grand solo t Paul marche dans la lumière et joue les premières minutes du solo avec une intensité croissante. L’interprétation continue tandis que le projecteur s’éteint et que la scène se termine.


Scène 7

Geoffrey est debout sur l’estrade de sa classe. Il y a un piano derrière lui contre le mur noir. Mercer Ellington est assis sur une chaise pliante sur la droite. Il y a une chaise vide près de Mercer

Mercer : à Geoffrey Il ne vient pas Geoffrey.

Geoffrey : C’est décevant.

Mercer : C’est ce qui peut arriver de mieux.

Geoffrey : à Mercer Très bien, nous avons déjà dix minutes de retard…aux spectateurs Mesdames et messieurs … dans le cadre de notre programme d’une semaine destiné à honorer Duke Ellington et son orchestre ici à l’université du Wisconsin je suis heureux d’annoncer que certains des hommes du Duke ont accepté de sortir de leur rôle habituel et de devenir nos enseignants. Et, alors que j’avais espéré que le légendaire Paul Gonsalves serait notre hôte aujourd’hui nous sommes extrêmement heureux d’avoir un merveilleux remplaçant. Sans avertissement Paul apparaît son saxophone à la main. Aussi j’aimerais présenter un homme qui est un trompettiste, arrangeur et compositeur pour le Duke. Il est aussi le fils de Duke Ellington … j’espère que vous allez accueillir chaleureusement Mr Mercer Ellington.

Paul avance avec quelque difficulté vers le podium, s’arrête et regarde Geoffrey et Mercer. Ils sont incapables de prononcer le moindre mot pendant quelques secondes puis Mercer se lève.

Mercer : Mesdames et messieurs voici Paul Gonsalves.

Geoffrey : Je suis très heureux de vous voir Paul … Avant que nous commencions le programme de ce matin voudriez vous dire quelque chose à la classe ?

Geoffrey et Mercer aide Paul à rejoindre sa place derrière le micro.

Paul : Merci Professeur. Il rassemble ses forces Je voudrais juste commencer comme mon patron en vous disant jeunes gens aux cheveux longs que vous êtes vraiment un groupe merveilleux d’amateurs et vous êtes très beaux, très doux très gentils et que je vous aime tous à la folie. Les propos sont acceptés comme sincères et provoquent des applaudissements clairsemés, réaction qui de toute évidence réconforte l’orateur.

Geoffrey : Paul, pourquoi ne commencerions nous pas cette matinée en vous laissant nous parler de vous et comment vous êtes devenu saxophoniste ?

Paul : remercie brièvement puis continue son exposé Quand l’avais quatorze ans mon frère et moi sommes allés écouter le grand Willie Smith jouer avec Jimmy Luncenford. Après les avoir vus j’ai compris qu’être saxophoniste dans un grand orchestre c’était ce qu’on pouvait faire de mieux. Le problème c’est que … je n’avais pas de saxophone. Mais un jour le propriétaire d’un magasin de musique où j’avais l’habitude de traîner se pointa à la maison et proposa à mon père une affaire spéciale. Il était prêt à me vendre son saxophone pour seulement cinquante dollars si j’arrêtais de reluquer ses instruments et faire fuir ses clients. Et mon papa, dieu le bénisse, sortit cet argent de sa poche et le donna à l’homme. Il me fit ensuite promettre de le rembourser un dollar par semaine pendant les cinquante semaines suivantes … et je n’ai jamais raté une semaine. Il sourit et hoche la tête Vous savez, même à l’époque de la Dépression un saxophone de cinquante dollars était un bout de métal pourri. Mais j’ai appris tout ce qu’il y avait à savoir de l’instrument, j’ai nettoyé et astiqué toutes les parties mobiles jusqu’à ce qu’il soit prêt pour l’orchestre de Lucenford.

Paul réfléchit un tout petit moment

Vous savez jouer du jazz n’est pas exactement une façon normale de gagner sa vie. Willie , Lucenford … Duke c’étaient des sources d’inspiration. Mais j’aurais pu tomber sur eux pendant une mauvaise soirée quand ils n’étaient pas à la hauteur, leur façon de jouer mécanique et que les spectateurs s’ennuyaient. Alors j’aurais pu simplement rentrer chez moi et revenir à mon désir d’être le plus grand artiste commercial du monde car c’était ce que je voulais devenir avant de tomber amoureux de cet instrument il montre le saxophone du doigt … Mais c’aurait été une vie entièrement différente, parce que jouer du jazz est très différent de toute autre activité artistique. Vous voyez, quand vous dessinez des images vous pouvez toujours les jeter et recommencer si vous n’aimez pas ce que vous avez fait… mais une fois que vous avez joué un solo en jazz, vous ne pouvez plus le reprendre. Il fait partie de votre vie. S’il n’est pas bon il reste là en suspens comme un gros mot ou une odeur de nourriture avariée … mais quand il est bon et que votre public répond vous leur laissez une partie de vous-même … vous les transformez et il vous transforme. Vous … C’est une sensation particulière et j’ai parcouru le monde à sa recherche.

Geoffrey : Nous avons beaucoup parlé de l’histoire du jazz dans ce cours. Mais je ne connais pas la réponse à la question la plus importante : Comment est ce qu’on apprend à jouer du jazz ? Est-ce que l’un d’entre vous messieurs peut nous aider à y répondre ?

Mercer : je joue des parties écrites dans la section des trompettes, Professeur. C’est Paul le musicien de jazz ici.

Paul : Duke nous disait toujours que l’on peut apprendre un instrument, mais que le jazz est quelque chose qu’on expérimente. . Personne ne m’a appris le jazz. Quand j’ai décidé que je voulais étudier le saxophone, j’ai passé une audition pour un grand spécialiste des anches du nom de Giuseppe Piagetelli. Giuseppe m’a appris la clarinette et le saxophone, et j’ai pu rapidement jouer toutes sortes de morceaux de musique classique. Mais il n’était pas sur pour le jazz ; prenant un accent italien « Le jazz c’est de la musique de rue , Paul. La musique doit vous tirer du caniveau, pas vous y pousser ». Alors je lui jouais le disque d’Ellington Mood Indigo, quand il fut terminé il se mit à sourire parce qu’il comprenait ce que Duke faisait. Nous fîmes un relevé du morceau et il m’apprit à le jouer à la clarinette… et après quelques instants il me dit qu’il considérait Duke comme un compositeur de musique classique, ce qui était pour lui le plus grand des compliments. Après trois ans il me déclara qu’il n’avait plus rien à m’apprendre, sauf une dernière chose. Et il me dit « souviens toi simplement que la musique est une belle chose, et tant que tu pourras en faire ta vie sera toujours remplie de beauté ».

Court moment de silence

Geoffrey : La semaine dernière nous avons fait écouter aux étudiants l’album de Newport. Et tout en vous écoutant jouer sur Diminuendo and Crescendo je demandais sans cesse si vous aviez crée ce solo de toute pièce ce soir là en allant vers le micro ?

Paul :Réfléchit quelques secondes avant de répondre Le jazz est censé être improvisé, mais il ne vient pas de nulle part. Comme l’indique le nom du morceau, avant que je ne joue la moindre note il y a un « diminuendo » et l’orchestre baisse en puissance … j’ai vécu entre le diminuendo et le crescendo de ce morceau pendant des mois en tournée avant qu’on ne le joue à Newport. Et quand j’entre en scène le but s’est de s’élever Paul se lève …s’élever au dessus de la frustration et de la solitude, s’élever au dessus de ce que la route vous prend. Il lève les yeux dans un effort pour se souvenir Ils nous ont fait attendre jusque tard dans la nuit pour notre second set, et pendant qu’on essayait de démarrer il semblait bien que la moitié des spectateurs rentraient chez eux. Mais, comme je me retournais, je vis Duke frappant dans ses mains et me poussant à continuer de jouer parce qu’il voulait quelque chose de fort. Et il y avait les miens parmi la foule, m’interpellant … hurlant vas y Paul à chaque nouveau chorus. Les modulations du piano d’Ellington menant au « Crescendo » se font entendre doucement à l’arrière plan pendant que Paul parle. Et puis il y eut Sam et Jimmy assurant ce beat puissant, le beat qui me donna la vie. C’est tout ce dont j’avais besoin. Je commençai à jouer et comme Willie le soir où je l’ai vu pour la première fois, survolant tout le monde sans que rien ne me retienne. … il y a des gens qui jouent pour prouver quelque chose sur eux … ce n’est pas mon style. Je voulais simplement rendre mes amis fiers et m’assurer que les gens sachent qu’on était encore les meilleurs. Et ils revinrent à toute vitesse à leurs sièges pour écouter, et quand ce fut fini tout le monde savait que Duke était toujours au sommet. Il me déclara qu’il n’oublierait jamais ce que j’avais fait pour lui. La musique s’arrête et Paul reste immobile quelques secondes comme s’il n’était pas sur où il était et où aller. Puis il comprend ce qui se passe autour de lui et regarde Mercer. Mais quand vous soufflez dans du cuivre pour gagner votre vie tout ce que vous possédez c’est du temps et de l’air, et quand vous n’avez plus des deux, vous êtes fini … et toutes les notes s’estompent et vous vous demandez si tout cela a vraiment eu lieu.

Mercer : Ça a eu lieu Paul, j’y étais.

Paul : s’adressant aux étudiants Ne vous souciez pas de jouer ce que j’ai joué. Ne copiez pas … servez vous en comme inspiration … Duke dit que la musique ce n’est pas une occupation ou un métier, c’est un besoin et ce besoin nous a emmené autour du monde. Rien n’a jamais été aussi important que de jouer pour Duke Ellington et de faire partie de sa création artistique … depuis que j’ai entendu sa musique il n’a plus été possible de revenir en arrière … et après toutes ces années je me demande ce que serait la vie sans Duke m’appelant au micro jouer pour lui.

Duke Ellington apparait juste avant que Paul ne termine et s’approche du podium. Paul ne le voit pas et s’apprête à quitter le podium.

Geoffrey : Merci Paul. Paul Gonsalves … Geoffrey lève les yeux et aperçoit Ellington. Il est stupéfié. Duke je ne savais pas que vous veniez.

Ellington : J’ai appris par Mercer que vous alliez peut être manquer de conférenciers pour ce cours…

Geoffrey : montrant le piano du doigt Mais nous n’avons pas de pianiste, Duke. Peut être nous feriez vous la faveur.

Ellington : Avec un sourire professionnel et un geste de la main Eh bien, Professeur, un siège vide devant un piano est une occasion qu’il ne faut jamais refuser. Il s’approche de Paul et renifle ses vêtements. Toujours bourré, puant ?

Paul : non …

Ellington : Alors, qu’est ce que tu veux jouer ?

Paul : Happy Reunion ?

Ellington : Happy Reunion ?

Paul : ouais …ouais … Happy Reunion.

Ellington : Qu’on apporte un micro.

Paul : je n’en ai pas besoin.

On place un micro devant Paul

Ellington : Prend le micro.

Paul se place devant le micro et Ellington hoche la tête comme pour accepter une nouvelle réconciliation avec son musicien. Puis il frappe les touches pour jouer les premières mesures. Gonsalves se glisse avec aisance dans le morceau tandis que Mercer et Geoffrey restent là médusés. Ellington pousse un « ah ! » d’approbation tandis que la lumière sur lui et Paul diminue. Comme l’interprétation se poursuit Mercer s’avance, il est rejoint par Renell venant de l’autre côté de la scène.

Mercer : Je n’ai jamais eu à imaginer quoi faire de lui quand papa a cessé de l’appeler au micro. Après que papa soit tombé malade et aille à l’hôpital, Paul est parti pour l’Europe. Je ne sais pas ce qui s’est passé mais on l’a ramené à New York juste à temps pour le mettre dans une chambre funéraire à côté de celle où on avait mis Duke un peu avant … Que le diable m’emporte si Papa n’a pas eu à l’attendre pour monter sur scène même pour leur dernière représentation.

Renell : J’ai continué mon métier pendant pas mal de temps avec un groupe funk, mais je suis revenu au jazz un peu comme une planète qui dérive dans l’espace jusqu’à ce qu’elle tombe finalement dans l’orbite d’une étoile. Il n’y a plus de grands orchestres maintenant, rien que des combos et des engagements dans des lycées ou des clubs. Mais quelque fois à la fin d’un set avant le dernier rappel par une soirée pluvieuse à Cleveland ou Chicago, je vais attraper un certain rythme, et le pianiste et le saxophoniste vont rentrer dedans, et pendant quelques instants je serai Sam Woodyard ou Louie Bellson poussant mon père à ses limites dans un dancing depuis longtemps disparu. J’essaie de conserver aussi longtemps que possible cette vision, mais le set se termine, le bar ferme et ça m’échappe des doigts et reste toujours hors d’atteinte quand je tente de le poursuivre dans une rue luisante de pluie dans la lueur brumeuse du néon.

Renell sort. Mercer se rassied et la lumière se fait plus vive pendant quelques secondes sur Duke et Paul en train de jouer avant que la scène ne soit replongée dans l’obscurité.

Traduction de Jean-Jacques Sadoux